mardi 19 avril 2016

Printemps 1916 – Au repos


Au repos, comme aspirant, je partage la vie des sous-officiers de la compagnie. C’est un milieu pas très raffiné, bruyant, mais assez sympathique. A la caserne, en temps de paix, nous serions sans doute assez indifférents les uns aux autres ; maintenant, vivant toujours ensemble, embarqués dans la même aventure, nous formons une communauté assez unie.
Quelques-uns boivent trop. Il faut oublier les malheurs du temps ! Un sergent a une assez belle voix et chante à table d’une façon agréable : « O nuit, qu’il est doux ton mystère, quand tu répands sur nous ton ombre et ta clarté ». Mais lorsqu’il a un verre dans le nez, il devient assez agressif. Il crache dans le quart du camarade qu’il a pris à parti. Tir d’une précision étonnante ! d’un bout à l’autre de la table, il ne rate pas son but. On aime mieux le chanteur que le cracheur.
Séparés de leur famille, condamnés à mort en sursis, cafardeux, hommes et gradés cherchent souvent l’évasion dans l’alcool. Cela ne facilite pas toujours les rapports humains. Notre fraternité de guerre n’abolit pas les petites jalousies et les mesquineries. Dès que l’un d’entre  nous est moins exposé que les autres, le sergent-major par exemple, qui, du fait de ses fonctions ne participe pas aux « coups durs », on le considère comme un embusqué, on le jalouse et on le méprise à la fois.
Bien plus importants sont les rapports avec les hommes, les « poilus de la 5ème », et surtout les hommes de ma section, dont je suis responsable et auxquels je me dois.  Il y a parmi eux une majorité de Bretons, généralement jeunes, dociles et un peu passifs, quelques Ardennais, quelques Champenois et aussi quelques Parisiens, moins facile à manier, moins confiants et plus frondeurs, surtout des paysans, quelques ouvriers et même un frère des écoles chrétiennes, un saint homme malgré son nom de « Brigand » [Louis Brigand]. Deux des ouvriers parisiens sans être indisciplinés sont hostiles, je le sens. Ils dressent une barrière entre leurs chefs et eux. Je souffre de ce durcissement que rien ne pourra amollir. Malgré cette sourde résistance nous formons une bonne équipe car ils ne sont pas aimés de leurs camarades, qu’ils semblent mépriser, et ils restent dans la section un corps étranger.
Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section
 
Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section

Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section
 

Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section


Quant aux officiers ils ne sont pas embêtants.
Le lieutenant Renault qui commande la compagnie est un homme grand et fort, un gars d’Aubervilliers, un peu vulgaire, mais brave homme, capable, bon officier. Entrepreneur de menuiserie dans le civil, il n’y en a pas un comme lui pour diriger le creusement et le coffrage des abris, travail auquel nous nous consacrons lorsque nous ne sommes pas en première ligne.
Le sous-lieutenant K. G. est gentil camarade mais ses qualités militaires ne correspondent pas à son brillant prénom. L’abus de l’alcool l’a complètement détraqué. Né dans une famille de petits propriétaires, vignerons dans la vallée de la Marne, il a dû abuser de bonne heure du vin de son pays, et de bien d’autres liquides.
Il y a aussi « Monsieur Soula », un ancien sous-officier d’active, pas déformé par le métier, intelligent. Son accent de Toulouse tranche sur le parler français (ou breton) de la compagnie. Comme le commandant lui demandait ironiquement à son arrivée : « D’où êtes-vous, Monsieur Soula ? », il a répondu avec un accent retentissant : « Du Pas-de-Calais, mon commandant ! » Les officiers supérieurs nous ne les voyons presque jamais et je les connais à peine de vue. 

Mémoires de Jean Médard, 1970 (3ème partie : La guerre)