jeudi 18 février 2016

Front de Champagne, 18 février 1916 – Jean à sa mère

17-2-16
[Jean s’est sans doute trompé en écrivant la date : quand Mathilde lui répond, le 23 février, elle écrit que sa lettre doit dater du 18 et non du 17, puisqu’il y mentionne que c’est son anniversaire.] 

            Maman chérie 

            Je manque un peu de receuillement pour t’écrire, mais je ne veux pas taire plus longtemps mes impressions de voyage et surtout d’arrivée.
            Du voyage tu sais presque tout. Nous nous sommes encore promenés dans Troyes une partie de l’après-midi. Un peu avant 7 heures je me suis rendu chez [Ulric] Draussin, le pasteur de la ville que j’ai connu à Aix-les-Bains, où il soignait ses rhumatismes. Le matin il était très occupé et je l’avais presque trouvé peu gentil. Le soir je suis bien revenu sur mon jugement temeraire. Jolie famille, femme charmante. J’ai passé là une dernière soirée bourgeoise et civile très reposante.
            Nous sommes repartis de Troyes vers 10 heures. Nous avons eu très froid dans le wagon, mais dormi quand même. Le pays est affreux, très plat, très boueux, mais le climat plus agréable que le climat Breton, plus sec et plus froid.
            Nous sommes arrivés aux baraquements du 132e un peu avant 10 heures du matin. Nous attendions une revue du colonel, qui n’a pas eu lieu. Le colonel[1] n’a pas changé depuis les Eparges ; un homme terrible, à l’avis de tous, « vache » comme on dit en terme militaire. Pour moi je n’ai pas à m’en plaindre, n’ayant jamais rien eu à faire avec lui. J’ai retrouvé quelques figures de connaissance. Peu. Surtout celles que j’avais vu au depot. En effet je ne suis pas reversé à mon ancienne compagnie ça m’est egal parce que je n’y connaîtrais probablement pas grand monde. On m’a envoyé à la 5me Cie. Une très bonne. Le lieutenant qui la commande est en permission et remplacé un un ss-lieut., qui a été charmant deux autres sous-lieut ds la Cie ; je t’en parlerai plus tard, je ne les connais absolument pas. En effet les aspirants depuis 6 ou 7 mois ne font plus popote avec les officiers – ordre du colonel. Je ne m’en plaind pas, je serai tellement plus libre, et mes compagnons ont l’air agreables. En particulier un tout jeune adjudant – ne pas confondre avec les adjudants d’active, la mentalité est toute differente. Je ne sais presque rien de lui mais il est sympathique, c’est par lui que je me mets peu à peu au courant. Je partage sa chambre. Ça ne sera pas dur.
            Hier je me suis installé et débarbouillé ; je t’ai dis je crois que nos cantonnements sont aussi bien amenagés que possible, on peut y allumer du feu ; lit, table, banc, étagères, rien n’y manque. C’est presque trop bien.
            Je suis affecté à une section, la 2me, je suis allé voir mes hommes et ai pu causer un moment avec eux. La majorité est composée de Bretons de la classe 15, bons petits garçons. Un breton plus agé, frère des écoles chrétiennes à Singapour[2] est aussi avec moi, infirmier de la section, très aimé par les autres. Mais tous ne sont pas de petits moutons ; j’ai aussi des « as » c’est-à-dire de fortes têtes, en particulier Toussaint[3], un mineur des Ardennes, qui m’a reçu avec enthousiasme, et avec qui je ferai certainement bon ménage, je l’ai connu au depot où il était le plus mauvais soldat ; au front, surtout ds les tranchées, il est peut-être le meilleur ; sauf quand il se « saoule la geule ». Après diner clair de lune superbe dans les pins. Je me croyais presque à Domino, seulement le grondement de la mer est remplacé par celui des canons, et puis au lieu de sable, une boue… pas autant qu’aux Eparges pourtant.
            Cette nuit ou demain nous montons aux tranchées. Ce sera encore une source d’impressions nouvelles. Car la première fois je n’ai pas connu la veritable vie de tranchée.
            J’ai touché le masque contre les gazs ; je suis vraiment joli dessous. Ds ma section deux gentils sergents.
            Ce matin ns avons assisté à la dégradation militaire solenelle d’un soldat devant le bataillon. Un deserteur, condamné à 20 ans de travaux forcés. Il a defilé devant les troupes ; pas sympathique, mais pourtant… le pauvre vieux. Je n’ai pas revu depuis hier mes compagnons de voyage, n’étant pas au même bataillon. A demain, je pense, une nouvelle lettre.
Tendrement à toi 

Jean
 
            Je suis constemment par la pensée au milieu de vous près de toi, maman cherie. C’est ma fête aujourd’hui, j’oubliais. [Il parle de son anniversaire. Jean est né le 18 février 1893.]                                                                       
T.S.V.P.
            Ici on trouve tout ce qu’on veut. Peux-tu m’envoyer encore une 20e de francs. Excuse. C’est la prolongation de depart qui est en cause, et le voyage. J’ai été obligé d’emprunter à [Roger de] La Morinerie.


[1] Il s’agit du colonel Maurel, que Jean aura l’occasion de côtoyer plus tard de très près puisqu’il sera pendant toute une période directement sous ses ordres.
[2] Il s’agit de Louis Brigand, né en 1889 (cf. carnet de Jean Médard).
[3] Albert Jules Charles Toussaint (1890-1918) reviendra plusieurs fois dans la correspondance et dans les mémoires. Jean ne mentionne jamais son prénom, pas même dans son carnet, j'ignore donc le prénom usuel.