mercredi 28 juin 2017

Malmerspach, 28 juin 1917 – Jean à sa mère

28/6/1917
            Maman chérie 

            Periode tout à fait interessante. Une nouvelle etape nous a mené il y a 3 jours dans la vallée [vallée de la Thur] où nous allons rester quelque temps en reserve

Source : collections BDIC
            Je comprends l’enthousiasme de [Albert] Léo pour ce pays. Comme tu en jouirais, maman, toi qui aimes tant l’altitude, la fraicheur, les sapins, les fougères, l’odeur de foin coupé etc. Ce qui pour moi vaut mieux que le pays ce sont les amis qu’on y rencontre.
            Avant-hier [le 26 juin, donc] après un itineraire de guide Joanne – inoubliable malgré la pluie – nous sommes tombés dans un delicieux patelin [Odern Felleringen]. J’installe mes hommes puis je m’installe : ma chambre est dans une maison bourgeoise : grande affabilité, même pas trace d’accent du pays, bibliothèque pour une culture très serieuse et très française.
            Tout à coup un grand diable me saute dessus : « le vieux coco, ce vieux Médard, et comment ça va, et comment es-tu ici ». C’était Maurice Roth, un de mes amis de faculté de Paris. Il dirige le Foyer du soldat du patelin. Type très gentil, très expensif, un peu superficiel, mais je l’aime bien
            Nous avons parlé une bonne partie de la journée ensemble. Le soir il a fait à mes poilus une séance de cinema. Tout le monde était content.
            Hier [27 juin 1917], nous sommes partis de bonne heure pour un autre patelin [Moosch].
Source : JMO du 132ème R.I. - 27 juin 1917
             A 3 heures j’ai pris un cheval et je suis allé à B. [Bitschwiller-lès-Thann] voir les Scheurer des amis de [Albert] Léo, qu’il m’a commandé d’aller voir. Ce sont des gens très éprouvés, très acceuillants, admirables. Le nom de Léo est un « sesame ouvre-toi ». Mme Scheurer m’a dit que c’était un être à part, l’homme au monde qu’elle admirait le plus. Tu comprends si nous nous entendions.
            La famille : Monsieur [Jules Scheurer], Madame [Marie Anne Dollfus, ép. Scheurer], Mademoiselle [Antoinette Scheurer (1900-2003)]. Deux fils [Pierre Scheurer et Daniel Scheurer] ont été tués à la guerre, comme officiers français, l’un [Pierre] très près de la maison paternelle, une fille a été tuée dans le jardin même de la maison, par un obus, à côté de sa sœur[1]. Ils restent souriants, en train, des âmes héroïques. Ils se donnent tout simplement. Le sacrifice et la souffrance font partie de leur vie sans qu’ils se croient obligés de prendre une tête spéciale. De la terrasse on voit un morceau du front, à 5 kil de là. La maison d’ailleurs n’est pas touchée, le village presque intact, et à côté l’usine marche je crois.
            Au retour j’ai vu sur mon passage Albert Dartigue, professeur à la faculté de Genève, qui dirige un foyer du voisinage. C’est un type épatant.
            Je vais voir aussi Henri et Jean Monnier qui sont mes voisins, mais sont en permission l’un et l’autre pour le moment.
            Je suis toujours chef de section à la 11ème. C’est une veine puisque ma Cie est restée en reserve dans la vallée alors que beaucoup d’autres sont ds des camps plus en avant.
            Je t’embrasse tendrement.

Jean
Source : JMO du 132ème R.I. - 28 juin 1917


[1] Dans une lettre ultérieure, Jean écrira à sa mère qu’il a fait erreur en mentionnant qu’une fille des Scheurer avait été tuée par un obus dans leur jardin. Ce drame a effectivement eu lieu, mais dans une autre famille de la vallée.