16/6/1917
Maman cherie
Me voici dans un pays exquis :
hautes montagnes et sapins. Nous n’y sommes qu’en passant. Après demain je
verrai la tombe de Pierre[1],
puis, j’aurai certainement l’occasion de rencontrer Jean Monnier. C’est le
secteur d’été revé.
J’ai fait un très bon voyage.
Ma place était retenue ; on me
l’avait envoyée trop tard à Cette, mais en gare de Nîmes j’ai pu savoir son n°.
J’ai voyagé avec Georges Leenhardt [cousin éloigné] ; ns avons diné au
W.R. A Paris j’ai commencé par faire mes achats : grosses difficultés pour
trouver un costume de toile. Enfin j’en ai déniché un pas trop mal à 50 frs. A
Melle [Léo] Viguier j’ai acheté un petit Gallé de 12 frs qui parait
lui avoir fait très plaisir. Elle m’avait appris une triste nouvelle, la mort
de Charvey[2],
un de mes amis de Paris, que nous aimions beaucoup l’un et l’autre, une nature
très reservée et délicate, un vrai chic type, un des meilleurs.
J’ai déjeuné chez Suzanne de
Dietrich avec une de ses amies, une volontaire aussi Jeanne Bohin. Simplicité et
spiritualité. Au dessert, Jean Allais a fait une courte visite, le frère
d’Yvonne Allais que j’étais allé voir à Brest.
Puis [Pierre] Lestringant, très
pareil à lui-même, quoiqu’il ait laissé tomber sa barbe, toujours très vibrant,
à la fois revolté et enthousiaste. Il boîte encore et souffre encore de son
pied. Puis visite à [Albert] Léo, qui prenait l’air dans la cour et semble
vraiment mieux mais il aura à se soigner longuement et serieusement… la guerre
est probablement finie pour lui, et il ne sera plus ce qu’il était.
Visite trop rapide à Eynard qui m’a
temoigné beaucoup d’affection. Son travail a l’air de l’interesser et de
l’absorber.
René Leenhardt [autre cousin] n’est
pas venu au rendez-vous.
Diner chez Mlle [Léo] Viguier
avec Galley et Paul Bois. Tout ce monde est ensuite venu me conduire à la gare.
J’avais retenu ma place ; nuit pas trop fatigante, sommeil. A N. [Nancy]
j’ai raté ma correspondance. J’en ai profité pour aller voir Pierre Durand[3]
que je n’ai pas trouvé et les Bertrand. Ils m’ont invité à déjeuner, ont été
très hospitaliers, très aimables, me demandant des nouvelles de tous ; pas
du tout agités ou accablés, comme je le croyais. Laure était là, très
impatiente de retrouver son mari qui devait la rejoindre le jour même ou le
lendemain.
Les ombrages delicieuse campagne,
veritable foret, très abrupte.
Mr Bertrand m’a fait voir
les beautés de Nancy. C’est une très belle ville, blessée ça et là ; un
peu morte maintenant que la moitié de la population a emigré.
J’ai repris le
train à 4 heures, ai manqué ma correspondance à E [Epinal], y ai couché ;
j’ai retrouvé ce matin le bataillon, le Cdt [Jules] seul est en
permission tous les autres sont rentrés. Nous sommes très favorablement
impressionnés par le pays. Ce n’est pas ici même que nous devons rester, mais
pas loin. Nous ne prendrons pas un secteur tout de suite.
Source : collections BDIC |
Il fait beaucoup moins chaud qu’à
Cette…. tu pousserais des cris d’admiration à chaque coin de route :
symphonie de bleu et de vert, bleu intense du ciel, bleu de l’horizon, des
montagnes, des forêts, vert des premiers plans. Beaucoup de lumière sur tout
ça.
Je te souhaite pour cet été un repos
semblable. Nous communierons dans notre amour pour ces formes, ces couleurs et
des odeurs.
Très tendrement à vous tous.
Jean
[1] Pierre
Benoit (1887-1915), cousin germain de Jean, mobilisé comme médecin militaire,
mort des suites de ses blessures à Gérardmer le 2 octobre 1915.
[2]
Aucun Charvey mort pour la France (un Charveys, mort en 1915, qui n'est
donc pas celui dont parle ici Jean). L’orthographe est plus vraisemblablement Charvet.
[3]
Pierre Durand (1888- ?), pasteur. Fils d’Etienne Durand, pasteur à Nancy
et de sa femme Hélène Nick (sœur du pasteur Henri Nick).