vendredi 24 avril 2015

Sète, 24 avril 1915 – Mathilde à son fils


Cette le 24 Avril 1915
Mon pauvre cheri 

J’étais là Samedi, pres de ton lit  de souffrance plus tranquillisée je t’assure que je ne le suis aujourd’hui. C’est une véritable misère que cette vie loin de toi. Je me demande maintenant comment je vais la supporter jusqu’à ton évacuation, car je suis sans nouvelles encore et mon imagination bat la campagne. N’as-tu pas d’autres abcès ? et comment es-tu soigné ? Suzie et Alice font naître chez moi les remords les plus vifs, trouvant que j’aurais du savoir mieux ameliorer ton sort. Je le reconnais et en souffre bien aussi fais-moi le plaisir de te faire acheter par Mr Krug un coussin pour les reins. Tu as de l’argent pr cela et je t’en enverrai pr te combler cette dépense. Pauvre chère Suzie, elle ne sait qu’imaginer pr toi. Elle t’a expédié hier un petit colis qu’elle veut renouveller je t’en adresserai un aussi au plus tôt.
            Me voilà reposée de mes fatigues, désinfectée, nettoyée, toute prête à repartir si tu me désires à nouveau. Mr Krug t’a-t-il conté les péripéties de mon départ ? Les taubes[1] poursuivis par nos avions, la bataille faisait rage au dessus de nos têtes et je me demandais si j’arriverais à la gare, Mr Krug m’est venu charitablement en aide en prenant ma valise et je suis partie avec Mme Schneider dont avait parlé Mr Krug. Elle était venue à Verdun accompagner la fiancée de son fils, Melle Nezet qui venait enterrer à Verdun son frère, un jeune polytechnicien. Cette dame est une cousine des dames Mueller et Aubanel ns avons été vite bonnes amies. J’ai pu faire ainsi bon voyage, interessée par ce que j’entendais de la bouche d’officiers revenant du front. L’un d’eux m’a assurée que dans deux mois toutes nos terreurs prendraient fin.
Arrivée à Paris j’ai trouvé ce que j’aprehendais Mme Caron[2] chez oncle Louis ; dès lors ma vie là m’a semblé intenable et je n’ai eu qu’une idée : m’en aller. Cependant Mardi à 6 heures au moment d’aller prendre le train je me suis sentie si mal en train que j’ai consenti à coucher et a partir le lendemain à 1 h par le train pr moi le plus rapide. Si j’avais prévu cela j’aurais pu aller rue de la Faisanderie[3] mais pensant partir le soir je n’ai pas cru avoir le temps.
J’ai couru chez Marie Hugues qui m’attendait impatiemment et là je me suis un peu abandonnée.
Ton oncle était encore malade il l’a été assez sérieusement je crois. Il se fait très vieux.
Mon pauvre garçon, que je voudrais savoir ce que tu fais de tes longues journées. Que je voudrais être encore près de toi.
Je suis aujourd’hui chez Suzie toute bonne et affectueuse. Tout est frais et joli chez elle et ns serions si heureux tous réunis. Elle rêve ce moment. Elle est bien et très vaillante. Ici c est la continuation de l’interêt que te porte chacun par des lettres affectueuses. J’ai reçu toute l’après midi d’hier. Tante Anna vient de nous [mot illisible] a de bonnes nouvelles. Il parait que pendant mon absence elle a été exquise de bonté et de gentillesse pr ta sœur. J’ai fait bon voyage depuis Paris mais fatiguant. Traversé une region merveilleuse, Cosne Nevers etc. Tous les arbres en fleurs c’était un émerveillement des yeux.
J’ai écrit à Mme Ménard Dorian et je cours en ville t acheter et t expedier une flanelle.
Adieu mon bien aimé. Soigne-toi. Fais toi soigner et insiste sur ta faiblesse pr qu’on la combatte.
Ns t’embrassons bien. Ns ne pensons qu’à toi et ne parlons que de toi. Que Dieu continue à nous bénir, à te garder. Je t’embrasse avec une profonde tendresse. 
 
Ta Maman 
 
Tes cousins Lucien [Benoît] et Pierre [Benoît] très anxieux sur ton compte.


[1] Avions ennemis. De l’allemand Taube, pigeon.
 
[2] La maîtresse de Louis Médard. « Je ne sais pourquoi il ne l’avait pas épousée car ils étaient très attachés l’un à l’autre depuis longtemps. » écrira Jean à son sujet dans ses mémoires en 1970.
[3] Demeure d’Aline Ménard-Dorian, dont le mari, Paul Ménard, était un cousin de Pierre Médard, le père de Jean.