mercredi 25 novembre 2015

Sète, 25 novembre 1915 – Mathilde à son fils

Villa de Suède, 25 Nov. 1915
            Mon enfant chéri 

            Tout en m’attendant chaque jour au changement que tu m’annonces, il me trouve un peu désemparée : bien que je veuille être brave et ma foi je n’ai pu t’écrire tout de suite. Je ne suis tjours pas très très bien, toute vaillante et un peu troublée cela passera je l’espère.
            Je voudrais bien que ta vie à Châtelaudren se poursuive encore quelque temps. Pourquoi partirais-tu tout-de-suite ? A-t-on achevé sur toi la série des piqûres ou a t on fait comme à Pont St Esprit ? cela ne vaudrait vraiment pas la peine de te rendre malade pr rien.
            J’ai grand souci que tu n’aies pas ce qu’il te faut pr te protéger du froid. Chaussettes, passe-montagne ? tante Fanny devait les faire. Je vais lui écrire à cet effet. Ton manteau de caoutchouc est-il suffisant ? Il paraît qu’il est indispensable qu’il soit fort et solide. Rudy [Busck] prétend que cela l’a préservé de la mort mille fois. Ainsi n’hésitons pas s’il en faut un plus fort. [François] Jaujou me disait qu’il portait 4 jours deux paires de chaussettes de laine l’une sur l’autre et qu’il enduisait la première de vaseline. Retiens bien ceci c’est bien important. J’ai fini une paire de chaussettes mais en laine fine justement pr les porter avec d’autres plus fortes. Dois je te les envoyer ?
            Je suis allée ce soir chez tante Anna ayant appris par Jenny [Scheydt] l’arrivée intempestive de Lucien [Benoît] en permission de sept jours. Je craignais que ce fut un mauvais son de cloche peut être l’annonce d’un départ pr la Serbie, mais il n’en est rien. Les permissions se renouvellent ; la sienne s’est trouvée en ce moment parce qu’il est un des anciens sur le front. Tante Anna en est toute heureuse bien qu’il n’y ait plus de vraies joies chez elle. Je l’ai trouvée en route avec ses filles. Elle m’a accompagnée un bout de chemin.
            J’avais été à cinq heures avec Suzie prendre le thé chez les Pont. Mr Pont étant venu nous chercher. Hier ns avons eu a déjeuner deux messieurs Suisses l’un de Bâle l’autre de Zurich ; ils sont ici envoyés par leur gouvernement pr surveiller les transferts en Suisse. Ils ns ont parus bien francophiles et ont l’impression que rien ne bat plus que d’une aile en Allemagne alors qu’ils ne trouvent rien de changé en France. Comme j’écoute d’une oreille complaisante ces propos là mais nous n’en voyons pas encore les effets !!
            J’ose à peine te dire la joie que j’aurais à t’embrasser avant ton départ : j’ai trop peur d’une déception ! Je t’en supplie mon bien aimé, fais tout le possible pr obtenir cette permission.
            Parle-moi aussi de tes camarades. Y en a-t-il de vraiment sympathiques ?
            Alice H [Alice Herrmann] écrivant ce soir à Suzon lui parle longuement de Mr Bois[1] dont elle est absolument emballée ; elle avoue qu’il passe parfois au-dessus d’elle et qu’elle souffre alors de ne pouvoir le suivre mais elle admire sa foi d’apôtre et sa largeur d’esprit qui se combinent si bien. J’aurai voulu être assez libre pour aller une fois l’entendre.
            Tout marche mieux ici.
            Suzie a repris doucement son ménage. Elle se lève encore tard mais s’occupe le reste du jour de tout avec interêt. Léna oh ! Léna c’est un rêve. Il est impossible d’essayer de depeindre son charme. Pendant que nous dejeunions ce matin, on l’entendait jacasser à la cuisine sur les genoux d’Alice et ses cris de joie remplissent la maison de joie. Que ce serait triste sans elle ! Mais c’est triste sans toi oh combien !!!
            Adieu mon cher grand trésor. Je t’aime et je souffre bien. Ci-joint la lettre d’oncle Marc [Benoît]. Dis moi vite ce que je dois répondre. Je t’embrasse bien fort. 

Ta mère aff.

[1] Henri Bois (1862-1924). Théologien protestant, professeur à la faculté de théologie de Montauban. Alice Herrmann a correspondu régulièrement avec lui pendant sa jeunesse.