mardi 24 novembre 2015

Châtelaudren, 24 novembre 1915 – Jean à sa mère

Châtelaudren 24-11-15
            Maman cherie 

Source : NotreFamille.com
            Cette fois-ci la piqure s’est beaucoup mieux passée. J’ai été piqué Lundi après-midi, n’ai ressenti qu’un jour la douleur à l’épaule, et n’ai pas eu de fièvre. Je suis très bien installé ici. Le village est beaucoup plus important que Plélo, un vrai bourg, avec quelques ressources. C’est aussi très différent et très joli : un étang domine le village, entouré de grands arbres. Un ruisseau sort de l’étang, forme cascade, traverse le village et fiche le camp dans un joli vallon. Il y a deux eglises, l’une très interessante, avec de très vieilles fresques. J’habite une petite rue ds le quartier du bourg où est cantonné ma compagnie. La chambre que j’ai louée, et où je suis aussi indépendant qu’à Plélo, est petite, il y a le strict nécessaire, mais j’y suis très bien, et elle est juste la moitié moins chère que l’autre. Je tombe toujours sur de braves gens. Ma propriétaire une vieille de 86 ans qui chauffe toute la journée ses vieux os au feu de bois de la cuisine, sa fille qui peut bien avoir 60 ans, ce qui n’empêche pas qu’on l’appelle ds le pays une « jeune fille » parce qu’elle n’est pas mariée. Notre popote de ss-off. est bonne, pas très différente de celle de Plélo. Les ss-off y sont beaucoup moins nombreux, ce qui est un avantage.
            J’aurai mon temps beaucoup plus absorbé à cause de l’exercice, auquel il me faudra assister très regulièrement et prendre une part active. J’aime autant ça.
            Pour le moment d’ailleurs je n’ai pas fait grand-chose. Après la piqure on est exempt de service 24 heures. Le lundi je me suis couché très tot et ai lu assez tard dans mon lit. Le lendemain, je me suis levé très tard et ai consacré encore toute la journée à des lectures serieuses. J’ai fini les deux bouquins que tu m’as envoyé, independemment d’autres. Je verai peut-être un autre jour de t’en demander encore, mais je ne crois pas que ma vie ici me permette normalement d’abattre autant de besogne intellectuelle. J’ai abattu celui-ci avec une grande facilité, et une liberté d’esprit dont je ne me croyais pas capable maintenant.
            Je t’ai fait entrevoir la possibilité d’une permission de 4 jours immédiatement avant le depart pour le front. Elle ne sera pas nécessairement accordée, mais l’aspirant de La Morinerie qui va partir en a obtenu une etant ds les mêmes conditions que moi.  Ne t’attache pas quand même trop fortement à cet espoir.
            Je n’ai pas encore de projet très fixe pour Dimanche prochain. J’irai peut-être à Brest, qui n’est pas trop loin. Cette idée m’est venue par une carte de Mlle [Yvonne] Allais me demandant si je ne pousserais pas jusque là. Mlle Alais est l’étudiante de Paris, que j’ai vu à Cette chez Mlle Kellerman peu de temps avant mon depart. Elle est agrégée d’histoire, et est professeur pour le moment au lycée de garçons où elle fait la classe à des types de 3e et de 2e. Ce ne doit pas être une sinécure.
            Adieu, maman cherie, je pense bien à vous tous et vous embrasse bien tendrement. 

Jean